| Éditorial
Un jour, aux premiers temps du monde, les hommes de la forêt s’en furent chasser le long du fleuve. Or, comme ils cheminaient l’arc au poing, ils entendirent un chant, au loin, un chant infiniment plaintif qui paraissait monter de l’âme même de la terre. Ils s’arrêtèrent, pétrifiés. «Aucun oiseau ne chante ainsi, se dirent-ils, aucun animal, aucun homme». Ils s’accroupirent, se mirent à ramper vers cette voix qui les poignait à leur faire gémir le souffle. Au cœur d’une clairière, ils découvrirent, assis dans l’herbe, un orang-outang prodigieux. Énorme, blanc, le front au ciel, il chantait : «Où fut ma première demeure ? Dans le fleuve, dans le grand fleuve ! J’ai voyagé longtemps, longtemps, et me voici devenu vieux, je ne peux plus grimper aux arbres !» – «Quel animal intelligent ! se dirent les hommes. Tuons-le et dépouillons-le. Ses dents, ses ossements, les poils de sa fourrure feront de précieux talismans !»
Les broussailles bruissèrent. L’orang-outang découvrit les chasseurs. – «Hommes, dit-il, laissez-moi vivre. Je peux sans doute vous aider. Allez chercher vos femmes, amenez-les ici, et je leur donnerai mes savoirs, mes secrets». «Cet animal , pensèrent les hommes, est probablement un Esprit». – «Grand orang-outang, dirent-ils, nous ne te voulons que du bien !» Ils bâtirent autour de son corps un abri de branches feuillues et s’en furent chercher les femmes. Elles vinrent, entrèrent dans la hutte, s’enfermèrent avec l’animal. Trois jours durant, à voix basse pour que les hommes n’entendent pas, l’ancêtre orang-outang leur appris les recettes et les magies médicinales contre les morsures des serpents, la fièvre, les plaies des guerriers. Au soir du troisième jour, vidé de paroles, il trépassa. Toute la nuit, les femmes chantèrent pour honorer celui qui avait fait d’elles les savantes gardiennes de la vie.
Telle est l’histoire que l’on racontait autrefois, dans la jungle de Bornéo. Elle dit qu’autrefois, entre les hommes et les bêtes, existait une connivence méfiante, certes, mais aimante et respectueuse. Et elle nous suggère que nous serions bien avisés de renouer cette sorte de relation avec ces êtres au langage obscur que les Indiens Sioux appelaient «nos frères vivants». «Je me sers d’animaux pour instruire les hommes», disait La Fontaine. Peut-être ne convient-il plus aujourd’hui de se servir d’eux mais de réapprendre à les écouter. Ils sont la voix de la terre, une voix qui ne nous parvient plus, submergée qu’elle est par le fracas des mégapoles. Nous avons donc profité de l’été, une saison propre aux retrouvailles naturelles, pour réveiller le chant de ces frères vivants dont on dit qu’ils connaissent «le secret des forêts et l’honneur de la vie». Nous vous souhaitons, jusqu’en septembre, mille paroles nourricières, découvertes prodigieuses et rencontres décisives.